Je dors. Mes rêves, tous aussi bizarres les uns que les autres, me dérangent et je voudrais me réveiller. Mais tout en sachant que c'est impossible, je tente de plonger dans cette mer sombre peuplée d'ombres - mes craintes - pour espérer trouver un peu de lumière tout au fond. Mais ce n'est qu'un abîme de noirceur qui m'engloutit. Je me réveille alors en sursautant, comme la plupart des nuits. Je soupire. C'est dur, si dur... Là, allongée sur mon lit, un matelas moelleux et des draps de soie conformes à mon rang, je fixe droit devant moi (c'est à dire mon oreiller), la tête vide ou bien ailleurs, je ne sais. Quelle vie... D'aucun auraient dit que j'ai de la chance d'être née princesse, d'avoir des serviteurs à ma disposition, d'être admirée... Mais, premièrement, la chance n'est pas un truc que l'univers a l'air de vouloir me donner, deuxièmement, ma seule servante est une vieille dragonne ronchonne qui me suit partout, mes anciennes nourrices ayant été affectées à une autre dragonnette de la cour, et troisièmement, je n'ai jamais été admirée par qui que ce soit, et surtout pas lors des quelques bal auxquels j'ai pu aller puisque je ne sais absolument pas danser. Alors franchement, j'aurais pu naître paysanne que le résultat aurait été le même : je ne sers à rien.
Je me secoue pour faire partir ces idées noires, qui de tout façon reviendront. Elles reviennent toujours. Ma nourrice me dit, tout en ouvrant brusquement les rideaux :
- Allons, votre Majesté, ce n'est pas digne de vous que de paresser ainsi !
- Hmmmpghgfff... marmonné-je, le museau dans mon oreiller pour me cacher du soleil déjà bien haut et beaucoup trop brillant pour mes pauvres yeux. (Traduction : laisse-moi dormir !)
Elle me fait, avec un air malicieux que je ne vois pas :
- Et si vous alliez rendre visite à votre frère ?
Aussitôt, je redresse la tête. Mon frère ! Zhar, le prince de notre clan, a, il y a peu, renoué contact avec moi, à mon plus grand bonheur. Il est drôle, affectueux et le parfais grand frère. Tout mon contraire, quoi. Mais ma nourrice a raison, je ne peux pas me morfondre toute la journée dans mon lit. Et puis, c'est un des seuls jours où je ne suis pas de cours, autant en profiter !
Je me lève, quitte ma chambre que j'ai rejoint il y a peu (elle est affreuse, d'un mauvais goût fatal aux yeux qui auraient le malheur de les regarder trop longtemps, toute bardée de soie, de joailleries et de la moitié de l'or du trésor de mon père et assez immense pour faire au moins la taille d'un grand lac, mais j'aime bien la forme et la couleur des pierres) et me dirige vers la suite de mon frère - encore pire que la mienne à mon humble avis. Je toque doucement à la porte, sous l’œil vigilant des deux gardes en armures et strictement identiques qui se dressent des deux côtés de ce qu'on devrait plutôt nommer ''Monument à l'Or Destiné à Rendre les Visiteurs du Prince Aveugles'' tellement elle est couverte de trucs plus brillants et précieux les uns que les autres. Très m'as-tu-vu, tout ça. Mais le cristal utilisé reste génial, tellement beau....
Je demande de ma voix la plus adulte (qui n'aurait pas fait plus mature que le babillage d'un dragonnet de trois levers de soleil) :
- Zhar ? Euh, c'est moi, Ykäireel ! Tu es là ?

Je n'ai pas à patienter longtemps, puisque rapidement il m'ouvre la porte et m'invite à rentrer -et referme tout aussi rapidement la porte. Je le regarde du coin de l’œil. Mon frère joue peut-être les beaux princes et guerriers implacables avec les autres - il se traîne une sacrée réputation auprès des femelles, bien que je ne suis pas sûre qu'il en ai conscience - mais il est en réalité gentil et j'ai à présent l'impression qu'il fait attention au regard des autres... Il est peut-être au courant, finalement ?

- Content de te voir Ykaïreel. Qu’est-ce qu’il t’arrive de beau ces derniers temps ?

Je soupire. Pourquoi cette question ? Parce qu'il lui arrive des choses, à lui ?

- Eh bien... Je me dégonfle. Pas grand chose, à vrai dire...

Je me perd un instant dans mes pensées, hagarde. On ne peux pas dire qu'entre les leçons de maintien de ma nourrice, les cours de danse auxquels j'ai parfois le malheur de participer, les leçons d'histoire et le peu de temps libre qu'il me reste passé à lire, j'ai vraiment l'occasion de... De faire je ne sais pas trop quoi, d'ailleurs. Qu'est-ce qu'il peut bien faire, lui ? J'hésite, puis lui demande :

- Et toi ?

Ah, un échange de questions-réponses. Pour une discussion entre frère et sœur, c'est normal ? Ça veut dire que l'on n'a pas grand chose à se dire, non ? Enfin, je m'en contenterai, c'est déjà bien mieux que de ne pas parler du tout...

- Oui, je crois que j'ai déjà épuisé quasiment toute la bibliothèque !

Je m'en amuse, mais au fond mon cœur se serre. Si je me plonge tant que ça dans les livres, c'est pour éviter, que dis-je c'est pour fuir le monde extérieur, la réalité, ma vie et tout le reste. Zhar dit que sa routine est fatiguante, mais que ne donnerai-je pas pour être à sa place ! Être l'héritier, utile à la succession, devoir accomplir toutes sortes de tâches pour le bien du peuple et me préparer à être roi, être l'espoir de l'avenir, admiré, être grand et fort... Mais non, au lieu de cela je suis juste la fille inutile du roi, tout juste bonne à être donnée en mariage à quelque nobles riches pour renforcer la couronne...

Cesse de t'apitoyer sur ton sort.

Je me rend compte que j'ai passé une minute à fixer le vide en pensant toute seule, et relève vivement la tête. En espérant qu'il ne se soit apperçu de rien, je plaque un sourire sur mon museau et dit, cherchant un sujet intéressant :

- Mais que fais-tu, au juste ? Ça ne doit quand même pas être pire que les horribles leçons de danse auxquelles je suis obligée de participer !

Ça, c'est la stricte vérité. Si il y a bien un dragon sur Terre à qui on a oublié de donner le sens du rythme, ainsi que la capacité de bouger correctement, c'est moi. Je suis une vraie catastrophe ambulante sur une piste de danse, raison pour laquelle j'ai en horreur les bals et autres galas de danse. Une véritable hantise.

Il écarquille les yeux, ce à quoi je réponds par une langue tirée. J'aimerais bien l'y voir, moi, sur une piste de danse ! Surtout que mon professeur n'est pas ce qu'on pourrait appeler indulgent...

- Je ne me plains pas. Tu sais, je n’ai pas demandé à avoir toutes ces responsabilités. C’est drôle, tu aimerais être à ma place et moi à la tienne. Tu dois être tellement libre ! Père passe son temps à me dire de ne pas faire telle ou telle choses parce que je suis le futur roi et que je ne peux pas donner une mauvaise image.

Oups. J'ai été peut-être un peu maladroite. Je ne voulais pas lui faire mal...

- Pardon...

J'ai si peu l'occasion de discuter que j'en ai oublié le tact. Je réfléchis un peu à ses paroles, puis répond, avec plus de diplomatie cette fois :

- Oui, c'est vrai... Je ne me plains pas non plus d'être princesse, certains ont bien moins de richesses ou de soins à leur disposition, mais... Le prix à payer... Parfois on jeterait bien tout en l'air pour avoir une vie plus simple, hein ?

Je l'observe un peu. Mon frère à l'air hésitant, et soudain, je me maudis de me plaindre devant lui, honteuse : lui a sûrement bien plus de problèmes que moi ! Il a l'air fatigué et trop vieux pour son âge. Je songe à mon père un instant, mais comme je ne l'ai jamais connu, je ne peux pas vraiment le consoler, ni dire quelque chose... Alors je reste silencieuse, me contentant de l'observer. Et d'espérer qu'il ira mieux, et moi aussi.

Il soupire, l'air agacé. Pourquoi ? J'ai encore dit quelque chose de mal ? Je m'inquiète un peu, mais il me coupe dans mes interrogations :

- Nous sommes là à vouloir la vie des autres alors que les autres veulent la nôtre. C'est triste que notre société fasse que tout le monde soit envieux des autres.

Je hoche la tête. C'est vrai, notre société n'est pas égale, n'est pas juste, n'est pas logique, n'est pas gentille, n'est pas beaucoup, beaucoup de choses. Et on est coincés dedans. Mais on a le pouvoir de la changer, aussi. De la rendre plus juste.

- Oui... Elle est vraiment débile. Mais... C'est nous qui pouvons la changer, alors... On doit le faire, tu ne crois pas ?

''Oui, enfin... Tu peux la changer... Moi... Bah je suis inutile.

Ce constat me met en rage. Pourquoi ? Pourquoi toujours les femelles ? Pourquoi sommes-nous toujours considérées comme ''inférieures'' !? J'aimerais tellement changer tout ça... Mais mon rang ne me l'autorise pas. Je dois juste me borner à apprendre ce qui fait une bonne princesse, à bien me comporter à la cour pour ne pas heurter l'honneur de mon père et à être une bonne épouse quand je serais mariée pour renforcer le pouvoir de mon père, ou, qui sait, mon frère. Ça me dégoûte. À ce rythme-là, mieux vaut rester dans la bibliothèque.

HRP ::

Il me regarde d'un air triste et inquiet que je vois si souvent dans mon miroir lorsque je m'y regarde. Un constat me frappe : malgré notre différence d'âges, de couleurs d'écailles, d'éducations, de caractères... On se ressemble. On pense et on ressent de la même manière les choses qui nous entourent. Ce fait suffit à me donner du courage. Si j'ai la chance de lui ressembler, alors, qui sait, peut-être puis-je espérer trouver le même courage que lui un jour...

- À tes yeux, cela ne sera que des paroles mais tu peux être sûre d'une chose : si un jour je deviens roi, les dragonnes auront leur rôle à jouer, elles auront enfin une place qui leur revient de droit.

Je le fixe un instant, un mélange d'émotions contradictoires tourbillonnant en moi. La reconnaissance l'emporte finalement. J'appuie ma tête contre son épaule, heureuse de pouvoir lui faire confiance. Et je me rend compte combien, avant son entrée dans ma vie, le vide laissé par mon frère m'avait fait souffrir.

- Merci... Grand frère.

C'est la première fois que je l'appelle ainsi. Sa sonorité roule dans ma gueule et je l'apprécie à sa juste - et nouvelle - valeur. Je savoure cet instant qui ne se représentera pas de sitôt, heureuse d'être là, à ses côtés. Mais le toussotement des gardes me ramène à la réalité. Mes cours m'attendent. Je me dégage doucement de son étreinte et soupire :

- Eh bien... On dirait que je vais devoir te laisser... Bonne journée, Zhar.

C'est également la première fois que je l'appelle par son prénom. Généralement, j'évite de le nommer, car je ne sais jamais trop comment le faire. Enfin, un peu de nouveauté ne fait pas de mal... JE tourne les talons, lui adresse un dernier sourire et quitte sa suite, en espérant pouvoir y revenir.

J'ouvre de grands yeux. Je pensais devoir me ''démasquée'' et être raccompagnée là où je dois être : dans une salle vide, froide, couverte de dorures mais pas plus chaleureuse, en compagnie d'un professeur de danse coincé qui me répète toujours la même chose sans jamais m'expliquer pourquoi. En bref, en enfer.

Mais mon frère m'évite ce supplice : il ouvre la fenêtre et m'incite à m'envoler incognito, me permettant d'esquiver ce cours atroce pour me réfugier dans la bibliothèque, dont la fenêtre est presque à côté de celle de l'une des innombrables pièces de la suite de mon frère où l'on est. Je préfère les livres aux pas de danse...

Avant que je ne déploie mes ailes, et que les gardes débarquent en trombe, mon frère me dit :

- Reviens vite. J'aime beaucoup passer du temps avec toi. Après tout … Il ne devrait pas y avoir de mal à cela.

Je hoche la tête, à la fois heureuse et triste.

- Je reviendrais. Merci... Pour tout. Et ne t'en fais pas, un jour on pourra se voir comme on veut.

Je martèle mes mots avec conviction et affection, pour prend mon envol. Mes ailes, contrairement à mon frère - et la plupart de mes semblables - sont faites de plumes. Outre le fait qu'en trouver dans mes draps agace au plus haut point ma ménagère, elle me permettent tout de même de voler plus vite et avec plus de légèreté que mes congénères - mais en consommant plus d'énergie, il faut pas croire mais les battements d'ailes ça fatigue. Du coup, je me suis faufilée assez vite vers la fenêtre, et personne ne m'a remarquée. À cette heure, pas mal de dragons se lèvent et font le trajet vers leurs lieux d'occupation principaux, souvent par les airs, parce que ça permet d'aller plus vite et que les fenêtres sont quand même faites exprès pour ça, ce qui est la classe car on est les seules à savoir en faire des comme ça. Mais ça aurait pu m'embêter, parce que si on m'avait vue...

Enfin, je m'en suis bien sortie. Personne n'a parut me voir - ils sont tous encore un peu ensuqués, et je ne suis pas la seule dragonnette bleue du château. Je me faufile par la fenêtre, et retrouve les rayonnages familiers et un peu poussiéreux de la bibliothèque du château. Mon lieu préféré et aussi mon refuge.

HRP :