Cye

Histoire

J'observe ma nouvelle progéniture avec impatience. Grande et puissante dragonne, costaude et forte, j'ai déjà eu par le passé, à m'occuper d'une couvée, mais ceux-ci m'ont fortement déçu. L'amour que je leur ai porté s'est estompée au moment même où ils ont montré des préférences pour des rangs autre que la classe guerrière. Je les ai renié, rejeté, estimant qu'une telle traîtrise ne méritait pas davantage d'attention. Dès que je fus apte à obtenir de nouveaux petits, je ne me fit pas prier pour en refaire.

Les coquilles se fendent, les premiers couinements se font entendre, résonnant dans la tanière quasiment vide. Je relève la tête, fixe le mâle qui vient de pénétrer dans ces lieux où l'odeur de nouveaux nés emplie l'atmosphère. Je laisse un grognement sourd se glisser le long de ma gorge, mais accepte la présence de l'intrus, le père des bébés ; Aétios. Mais je l'avertis d'avance ; c'est moi qui me chargerai de l'éducation des enfants. La première génération a basculé par sa faute à lui, il est donc impensable pour moi qu'il s'en occupe une nouvelle fois. Je ne fais jamais deux fois la même erreur.

Le premier à naître est Vívos, un solide dragonnaux à l'avenir prometteur. Ensuite vint Cyr puis Thiséas. Un mâle et deux femelles. Deux excellents éléments. Mais la petite Cyr est chétive... Elle est si petite... Prise d'un soudain élan maternel, j'abaisse mon immense tête et viens lentement nettoyer ma fille à coup de langue vigoureux. Avant de comprendre qu'elle est un il. Confuse, perplexe, je demande confirmation à mon partenaire, qui confirme après inspection, mais qui me rassure assez vite ; pour le moment, il est petit, c'est normal que nous confondions. En grandissant, il prendra du muscle et de la masse et il n'y aura plus aucun doute sur son sexe. Je suis septique, mais je hoche la tête, acceptant cette idée, puis je rassemble les jeunes près de moi, mère comblée, aimante auprès de mes minuscules boules d'écailles. Je les aimerai aussi longtemps que je le pourrai, ma grande carcasse ayant assez d'amour pour eux trois, même si le deuxième mâle me fait soucis. Mais Aétios a raison, il finira par se métamorphoser.

Sauf que voilà, au file des levés de soleil, ce stupide dragonnaux ressemble toujours à une femelle. Si au moins il avait la carrure de Thiséas ! Elle était aussi imposante que son grand frère et n'hésitait pas à se jeter dans un combat avec celui-ci pour avoir le dernier mot. Comme moi à son âge. Mais non, Cyr est plus frêle, plus fin. Il ressemble trait pour trait à ma mère, une dragonne au caractère volcanique qui avait su très vite se faire respecter et montrer un talent exceptionnel pour la chasse. Et qui a fini par mourir face à une proie. Une idiote sans cervelle qui s'est jetée contre toute instinct de conservation face à un Crakhe en nous laissant, mon père et moi, dans l'incompréhension. Ce n'est donc pas avec joie que je m'occupe de ce bébé. Je m'en délaisse même assez rapidement quand les deux autres me réclament. Je l'endurcis. Je le laisse comprendre que quémander, geindre, pleurnicher comme il le fait ne lui apportera rien dans la vie. Contraire à son frère et à sa soeur, il ne peut pas compter sur sa masse, ses muscles pour obtenir l'attention qu'il mérite, pour s'imposer auprès de ses confrères à écailles. Je l'oblige ainsi à trouver une nouvelle manière de me plaire. Mais il est lent à comprendre ! Si lent ! Je n'en peux déjà plus de lui, à l'entendre pleurer, à accourir entre les pattes de son père pour obtenir un minimum de tendresse. Il va falloir que j'ai une discutions avec Aétios...

Je marche d'un pas fier devant mes enfants. Ils ont l'âge requis pour devenir apprentis. J'ai fait en sorte de leur apprendre la base des guerriers, qu'ils développent des aptitudes et soient prêt quand leur apprentissage commencera. Leur futur mentor sera fier d'eux, j'en suis persuadée, j'ai tout de même poussé les entraînements un peu plus loi, qu'il l'aurait fallu, mais je m'en moque à présent. Ils sont prêt, la tête redressée, agités, fébriles. Je laisse un rire m'échapper, me souvenant qu'à leur âge, j'étais aussi surexcitée qu'une puce. Que le temps passe vite ! J'offre un coup de museau sur chaque tête, geste d'affection très rare de ma part depuis le début de leur "formation". A voir leur expression, ils ne s'y attendaient pas, et je claque des dents pour les remettre droit ; le chef arrive. Je m'incline, m'écarte pour le laisser examiner ma progéniture, le coeur battant. La dernière fois, il a osé mettre mes enfants dans le rang traqueur et des messagers. Mais je ne lui en veux pas. Il a fauté par le passé, il ne commettra pas deux fois la même erreur.

Vívos passe en premier. Il s'avance, mal à l'aise sous l'inspection du meneur du clan, il a les ailes un peu basse, mais sa carrure, très trapue, massif, a tôt fait de séduire notre chef. Il est nommé apprenti guerrier. Ma fierté rayonne sur mon visage. J'aimerais prendre mon  petit garçon dans mes pattes, mais il serait malvenu d'interrompre la cérémonie. Je me fais donc violence pour rester immobile alors que Thiséas est la suivante. Elle sourit de toutes ses dents blanches, légèrement aguicheuse, mais un simple regard dans ma direction la ramène sur le droit chemin et elle incline la tête, soudain soumisse. Elle est également choisie comme une apprentie guerrière. Là encore, j'en aurais verser des larmes de bonheur si nous n'étions pas en public. Et que Cyr n'était pas le suivant. Il a bien changé, le petit dragonnaux qui pleurnichait auprès de son père. Après avoir ordonnée à mon compagnon de se tenir loin du petit, il est devenu plus sage et plus agressif. Son apparence, qui n'a guère changé malgré les promesses d'Aétios, lui a valu des moqueries de la part des autres jeunes et de sa fratrie, l'obligeant à répondre et à développer un langage acéré. J'ai dû l'entraîner plus durement que les deux autres, mais il se débrouille bien. Il sera choisi, j'en suis persuadée...

Qu'elle ne fut pas mon choque, mon désarroi, quand notre chef le nomma apprenti traqueur. Il sous-entend qu'il l'a vu poursuivre des proies, qu'il a vu son habilité dans la chasse et qu'il sera parfait dans se rôle. Je suis atterrée, mais pas autant que Cyr, bouge bée, immobile, comme une statue. Je tente de faire changer d'avis mon adoré supérieur, le supplie même de reconsidérer sont choix, une aberration pour notre peuple. Si je n'étais pas autant sous le choc, autant persuadée qu'il était parfait pour être guerrier, je n'aurais jamais tenté pareil idiotie. Le chef me remet à ma place durement, à coup de crocs et de griffes ; j'étais dans un tel état qu'il aurait été impossible de me raisonner. Blessée légèrement physiquement, mais énormément à mon ego, je me soumets et me détourne. J'entends mon fils m'appeler, me courir après, ne comprend pas, trop jeune pour réaliser que notre dieu a toujours le dernier mot, qu'il voit plus loin que les autres et surtout que sa propre mère a eu tord le concernant. Je grince des dents et me tourne pour lui faire face, mon masque de dureté en place. Je le fixe, méprisante. Je lui explique avec froideur qu'il n'a pas répondu à mes attentes. Qu'il est aussi inutile que ses précédents frères et soeurs, qu'il ne mérite plus mon attention et que j'ai perdu trop de temps avec lui. Je le laisse, effondré, derrière moi. Je compte me concentrer sur mes deux futurs guerriers en excellence. Je ne peux pas me permettre de laisser mes sentiments interférer avec mon objectif, avec les besoins primordiaux de mon clan !

Je n'ai pas eu la possibilité de m'occuper d'un de mes enfants. Ce n'est pas grave, je les observe grandir, mûrir. Je vois leurs victoires, leurs défaites, je n'hésite pas à les féliciter ou à les gronder quand il le faut, continuant à être leur mère avant tout. J'ai beaucoup plus de temps libre pour moi à présent que je ne les ai plus dans les pattes, mais ils me manquent quand un peu. Je me rapproche de mon compagnon, avec qui j'ai eu tendance à chauffer le chaud et froid, mais il est trop tard. J'ai été trop brusque avec lui, trop exigeante. Il me trompe sans même sourciller et j'en suis dévastée. Pourtant je reste digne et je fais comme si cette trahison ne me touchait pas. Et elle ne m'affectait en réalité pas tant. J'avais mes deux futurs guerriers après tout !

Mais voilà,  Thiséas est retrouvée morte à la moitié de sa formation. Son corps a été découvert hors du territoire, attaqué sans doute par un exilé. C'est Cyr qui alerte le clan. Cette mort me touche plus douloureusement que mon concubinage et je fouille pendant plusieurs levés de soleil le territoire de fond en comble, même au delà, mais je trouve rien. Ni piste, ni dragon. J'en perds la tête. A tel point que mon chef m'ordonne d'oublier Thiséas et de me concentrer sur le clan et non sur les morts. Ce que je fis. Je redouble d'efforts, me montre impitoyable, entraîne même une apprentie qui subit mes sauts d'humeurs désastreuses. Je ne fais plus attention à mes fils. Je ne remarque pas l'air satisfait de Cyr ni même le désespoir Vívos. Vívos qui glisse lentement dans une dépression sans que je n'en sache la raison. Je vois ses écailles devenir terne, lui qui en prend pourtant si soin. Je ne m'en alarme qu'une fois que je le retrouve avec les ailes déchirées, mon solide et fier dragon tremblant et gémissant de terreur quand on l'approche. Il n'a jamais voulu dire qui était son agresseur. Qui a osé lui infliger ce méfait horrible. Il sursaute à chaque fois que quelqu'un l'approche et il ne veut pas qu'on le touche. Même notre chef n'a pu lui tirer les vers du nez...

A l'approche de la fin de leur apprentissage, j'ai pu respirer. Vívos va mieux. Malgré qu'il n'arrive plus à voler, il a montré des aptitudes sur terre pour espérer passer tout de même. Il a repris du poils de la bête et semble sur la bonne voie. Je n'ai plus à m'inquiéter de lui. Ouf. Cyr, quant à lui, ne m'adresse plus la parole et s'éloigne quand je fais mine d'aller dans sa direction. J'en ressens un pincement au coeur, mais je ne fais rien pour arranger les choses. Pire, je montre les crocs quand il ose m'ignorer. Je ne supporte pas qu'il ne me réponde pas quand je lui pose une question. Je suis sa mère après tout ! J'ai le droit à un minimum ! Mais d'une phrase, d'un mouvement, il me cloue le museau, me revoit mes phrases d'il y a plusieurs levés de soleil. Que je n'ai pas de temps à perdre avec lui, que s'il est si "insignifiant", je n'avais aucune raison de chercher à lui parler. Et que de toute façon, je n'étais plus sa mère depuis que je l'avais rejeté. Folle de rage, j'ai fini par quitter le clan pour quelque temps. J'ai abandonné mon poste, laissée mon apprentie seule et j'ai voyagé. Je suis partie là où ma fille est tombée. Je suis restée là longtemps, à réfléchir, à me défouler. Mais je suis restée trop longtemps...

Trois dragons me sont tombés dessus. Des exilés ? Un autre clan ? Je n'en sais rien. Ils m'ont malmené, mordus, griffés, brisés les ailes. Je n'ai pas pu réagir, pas su me défendre efficacement, la surprise et la rage ayant émoussé mon tranchant. Avant de rendre l'âme, l'un d'eux m'a parlé d'une trahison de la part de mon propre clan, de mon propre sang. Je n'ai pas eu le temps de poser la moindre question...


Cyr observe, caché, la mise à mort. Il grince des dents et fait machine arrière, à petit pas, discret. Il ne s'envole qu'une fois certain de ne pas avoir été vu ni entendu, de ne pas avoir été repéré. Une fois de retour dans le camp, il rejoint son mentor au petit trop, frotte sa tête contre son cou en déballant ce qu'il a vu. Il est un peu chamboulé, même s'il était au courant de ce qui allait se passer. Titus, mentor et frère de sang, le lui a longtemps expliqué. Leur mère devait payer pour ce qu'elle leur avait fait. Le grand dragon ne le lui avait jamais pardonné et son cadet l'avait suivi, aveuglé par sa propre rage et sa déception.

Le clan ne sut la mort de la dragonne qu'après la célébration de fin de l'apprentissage pour Cyr et Vívos. Pour le moment, personne ne semble faire le lien entre la mort de la mère et celle de sa fille, des levés de soleils plus tôt. Titus ne semble pas s'en inquiéter et Cyr profite de son nouveau statue.